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Isabelle Crampes, De Toujours et à l’infiniment beau

Après une prépa HEC et diplômée de la SKEMA, une prestigieuse école de business, Isabelle Crampes est d’abord junior trader. Son obsession : être à l’aise dans un métier de mecs. Mais elle sait qu’elle n’y restera pas. D’un parcours créatif hors norme dans la mode à la section cuir Hermès, toujours en extra, elle comprend les notions de la bonne source, et les bases du commerce équitable. Et elle intègre surtout la notion de service : chez Hermès, le client a toujours raison. Son grand-père était ingénieur sur les croisières Paquet et ramenait toujours de ses voyages quelques trésors artisanaux destinés aux femmes de sa famille. Sa mère était une modeuse, plutôt Emmanuelle Khan qu’YSL… Le ton est donné pour comprendre la pluralité du personnage. Rencontre avec la créatrice du concept mode De Toujours qui a donné naissance à l’exposition Vêtements modèles au Mucem.

ToutMa : Quelles sont les grandes étapes de ta construction personnelle ?
Isabelle Crampes : Aller vers mes passions a été un long chemin, et être entrepreneure était le seul moyen d’exprimer ma direction artistique. Mon engagement pour le hip-hop à Marseille dans les années 1990 était aussi un élan pour valoriser la noblesse de l’art au-delà des ghettos qui stigmatisent. Et mon rapport au vêtement, en révélant les sources pour mettre au jour la fadeur de la copie. Et dire aussi combien l’élégance n’a jamais été une question de prix, de logo mais de culture et d’attitude…

TM : Quelle est ta relation avec la musique ?
IC : Une relation passionnée qui a guidé ma vie. La musique a été le tuteur de beaucoup de mes découvertes, d’une part parce qu’adolescente, elle fut aussi le filtre de mes amitiés, ouvrant le spectre de mes déterminismes sociaux. Mais elle a façonné aussi ma vision de l’allure et de la mode. S’habiller était une manière de faire valoir des références et des codes, et briller signifiait oser se démarquer, faire une parade… C’est par la danse académique et la répétition que mon oreille s’est formée, et quand j’ai fondé le festival Marsatac, ce n’était que l’aboutissement d’une passion de mélomane et d’une fusion avec la musique sur les dance floors.

TM : Comment la rapproches-tu de la mode ?
IC : Plus tard, dans mon analyse anthropologique de la mode, j’ai vu que les mouvements de mode naissaient par la rue et les artistes, bien avant leur réinterprétation par la haute couture, leur exploitation par le prêt-à-porter… Dans les années 1980, je chinais, je cousais avec ma meilleure amie, pour briller le soir en club, au Duck, à Marseille, au Balajo ou au Palace, à Paris. Et si les musiques électroniques et mon éclectisme musical m’ont fait ensuite naviguer encore vers d’autres esthétiques, le club est pour ma génération l’endroit où l’on s’habillait. Il n’y a plus de saison des bals…

TM : Comment un site de vente en ligne parvient-il à générer un univers « muséable » ?
IC : La sélection De Toujours s’attache à ce que ces vêtements soient des originaux, certes, mais comme l’indique le nom, des permanents. Permanents car mis au point pour des métiers des sports, des traditions qui ont leur propre marché en dehors du cycle de la mode. Le Mucem est une pépite, un musée national, un musée de société, une rareté. En alliant la collection de vêtements du musée de l’Homme, et celle de feu le musée des Arts et Traditions populaires, il donne à voir une anthropologie du vêtement, celui conservé avec le soin que l’on réservait avant aux vêtements d’exception, ceux de l’élite. Je valorise les mêmes pièces encore fabriquées à l’identique dans la sphère privée, avec la nécessité de les mettre en scène par un stylisme, et en réinitialisant leur rôle fondateur dans l’histoire de la mode qui se nourrit à leur sein. Le lien a été naturel, et mon regard sur les collections avec l’exposition « Vêtements modèles » a ouvert la voie à une nouvelle lecture des collections. Ce sont des fondamentaux, du durable avéré, comme les notes d’un solfège sans cesse source de nouvelles mélodies.

TM : De Toujours est un vrai concept. De grands noms de la mode sont-ils venus te chercher pour collaborer ?
IC : Les grands créateurs de mode connaissent parfaitement les bonnes sources. Les stylistes, les costumières ont cet amour de l’histoire du vêtement, même si les plus jeunes n’ont parfois que la référence « mode » et pas celle de l’histoire. Nous livrons des studios de grandes maisons, qui partent de la pièce de référence (la nôtre) pour créer la leur, en twistant les couleurs ou les matériaux. Qu’est-ce qu’une bonne chemise beige ? Une chemise militaire pour le désert. Celine en fera une interprétation dans un matériau sublime, comme Yves Saint Laurent la fendra jusqu’au nombril pour la lacer… Quand Comme des Garçons, ces chantres de l’avant-garde, choisissent de nous donner 300 m2 pour exprimer notre manière subversive de montrer le patrimoine, je suis aux anges, car nous voulons être tout sauf réac’ ! Tradition et fantasme ne sont pas antinomiques, tradition et création non plus d’ailleurs.

TM : Si tu devais définir le bon goût, quels seraient tes mots ?
IC : « Fashion says me too, style says only me. » Le bon goût est un piège qui rapidement peut vous éteindre. Je dirais que tout est une question d’attitude et d’allure. L’élégance n’a rien à voir avec l’argent, la classe sociale, c’est une histoire de culture et de projection de soi.

TM : À l’issue de cette incroyable aventure, comment tirer les épingles de ton propre jeu ?
IC : J’ai voulu être open source, parler des maisons et des pièces que l’on intronise comme proposant LA référence, comme je le faisais pour parler des artistes dans la musique. Ils n’étaient pas forcément conscients de cette empreinte dans l’histoire du style, ni en attente d’estime et de subventions, mais de commandes : voilà pourquoi l’aspect e-commerce du projet. Nous avons contribué à les faire survivre, et parfois progresser vers un succès grand public et c’est en cela une réussite, mais c’est aussi une diffusion gratuite de notre travail de source. Nous effectuons un travail de service public dans le privé, et le rapprochement muséal n’a fait que valider notre authenticité, nous ne faisons pas du marketing. Le monde de la mode ne nous aime pas ouvertement car nous révélons souvent leurs sources comme une mise à nu… d’une copie. Nous avons aussi voulu, coûte que coûte, garder le vrai prix des choses, ni chères ni bon marché, juste le prix du travail et du bon matériau. Nous ne sommes pas sur le made in France, mais du made in « où l’on sait faire », l’originel : Andalousie, Argentine, Islande, Angleterre, Italie, Mexique… Nous défendons une valeur internationale, et une niche partagée par-delà les frontières, qui de surcroit va dans le sens de l’histoire. L’industrie du luxe n’impressionnera plus grand monde juste par ses logos, la fast fashion pollue trop et tue loin de notre hémisphère, le durable est un mot qui n’a de valeur que s’il est avéré par l’expérience.Tirer mon épingle du jeu ? J’ai tellement appris, voyagé, rencontré des gens magnifiques que c’est déjà un bonheur.

www.detoujours.com
EXPOSITION FASHION FOLKLORE AU MUCEM JUSQU’AU 8 JANVIER 2024

Commissariat de l’exposition : Marie-Charlotte Calafat (conservatrice du patrimoine, responsable du département des collections et des ressources documentaires du Mucem) & Aurélie Samuel (conservatrice du patrimoine).

Photo en Une : © Emmanuel Bournot