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Philippe PUJOL, chronique de la vulnérabilité

Dix ans après avoir reçu le prestigieux prix Albert-Londres pour sa série d’articles « Quartiers Shit », publiés dans La Marseillaise, l’écrivain-journaliste Philippe Pujol sort Cramés, un ouvrage coup de poing qui a marqué la rentrée littéraire 2024. À la fois point d’orgue et point final d’une trilogie consacrée au trafic de stupéfiants, Cramés est un livre dont on ne sort pas indemne.

ToutMa : Dans ce troisième opus, vous abordez plus spécifiquement la question de l’embrigadement des enfants dans le trafic de stupéfiants : c’était nécessaire de faire le focus sur cet aspect, très dur, du problème ?
Philippe Pujol : Les livres, c’est fait pour marquer. Je veux raconter le réel dans ce qu’il a de plus dur, dans ce qu’on ne voit pas. Le livre est paradoxal, il est très dur, mais j’ai une écriture très douce. D’abord par égards pour les protagonistes, aux destins brûlés vifs, et ensuite pour les lecteurs, parce que j’ai conscience que c’est difficile. Mais Je veux qu’ils ressentent ce que ressentent les gamins.

TM : C’est sans doute le volet le plus glaçant de la trilogie, pourquoi est-ce le dernier ?
PP : Déjà, d’un point de vue purement pragmatique, je ne fais ce livre-là que parce que j’ai fait le travail d’analyse, de terrain, avant. Pour travailler avec les gamins, il faut commencer par les connaître. Au début, je n’avais pas mesuré l’impact du trafic de drogue sur eux. C’était une surface, je voyais des cicatrices, des blessures, mais je ne saisissais pas ce qu’il y avait derrière. Je n’avais que des bouts d’histoires. Et puis je pense que finir sur une narration permet d’incarner tout ce que j’ai fait avant et de montrer de manière très réaliste et triste la réalité de ce que provoquent les systèmes de clientélisme. Parce qu’on peut rigoler des magouilles : « C’est Marseille ! » C’est grotesque, ça fait rire, mais ces bouts de « magouillettes » fabriquent ces gosses. Je suis un peu un scientifique qui cherche l’équation primitive.

TM : Et votre analyse se précise d’un ouvrage à l’autre…
PP : Oui, au départ je croyais que le facteur d’origine, c’était « les inégalités », c’est ce qu’on disait à l’époque. Mais je me suis rendu compte que cette explication ne suffisait pas. J’ai l’impression que le point de départ de tous les dysfonctionnements, en fin de compte, c’est l’exploitation des vulnérabilités.

TM : Vous dites, et c’est une approche qui me semble tout à fait neuve, qu’il faudrait commencer par orienter l’argent public vers les soins psychiatriques, parce que ces enfants souffrent, comme les enfants soldats, de stress post-traumatique.
PP : C’est exactement ça. Des traumatismes, parfois même juste des petites névroses comme on en a tous, qui dans un contexte dangereux sont exploités. Un hypervigilant fait un bon guetteur, un violent, on va essayer d’en faire un tueur. Dans un milieu plus bourgeois, on prend le même gamin, ça va juste devenir le connard qui nous gonfle dans les soirées… Pour autant, dire ça ne revient pas à excuser ces gars. Mais en les comprenant on peut agir pour les autres avant que ça ne déraille.

TM : Et vous ne croyez pas que la façon qu’on a de viriliser la violence, d’être fasciné par elle, quand on parle de misère sociale, de banditisme, participe du problème ?
PP : Oui, et c’est compliqué parce que le « kalashnikov dream », ce n’est pas que les réseaux sociaux et les dealers entre eux qui l’alimentent, c’est aussi le rap, les médias…

TM : À côté de ça, vous évoquez le sort des petites filles, qu’on oublie toujours un peu…
PP : Ça, c’est une découverte, je ne le voyais pas. Quand j’étais fait-diversier, la prostitution des mineures, c’était comme un bruit de fond, un fait terrible mais cohérent et parallèle. Ma découverte dans le livre, c’est ce fonctionnement : le trafic de stups fonctionne sur la dette, que les dealers remboursent par la prostitution des filles.

TM : Avec l’énorme succès éditorial de Cramés, croyez-vous à une prise de conscience des pouvoirs publics ?
PP : Oui, je pense que les petites institutions peuvent s’en emparer, les journalistes aussi. Dans le cadre de la promo tv de Cramés, je regrette par exemple qu’on ne me parle que très peu des filles. Mais par exemple, après French Deconnection, j’ai vu le journalisme local écrire différemment sur les stups à Marseille. Et les politiques me lisent. Mais je crois surtout à la pression citoyenne. Une partie de la population est prête à agir et elle a besoin d’être informée. D’ailleurs c’est en cours de réflexion, mais j’entends créer un Observatoire des vulnérabilités qui sera basé à Marseille et dont le but serait de lister des vulnérabilités, selon des typologies, de les raconter et de remettre nos travaux à toutes les institutions, à nos différents partenaires pour mettre en place des solutions concrètes.

CRAMÉS, Les enfants du Monstre
224 pages, Julliard, 19,90 €

© Photo en Une : Yohanne Lamoulère