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(LA)HORDE et le Ballet national de Marseille, rugosité démocratique

Ils s’appellent Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel, mais en vérité, leur nom importe peu. Ensemble, ils sont (LA)HORDE, et depuis septembre 2019, ils sont aussi, d’une certaine manière, le Ballet national de Marseille. C’est d’ailleurs à l’unanimité que le collectif de danseurs a été nommé à la direction artistique du centre chorégraphique par le ministère de la Culture et par la Ville. Une nomination dans la droite ligne de la politique d’ouverture du ballet classique et contemporain, voulue dès l’origine par le fondateur du centre, le chorégraphe Roland Petit. Depuis cinquante ans, en provenance de Marseille, souffle dans le ballet moderne comme un vent de révolte prêt à démailler tout le tulle des antiques tut us…

Le pari de la démocratisation culturelle


Si le pari fait sur (LA)HORDE n’était pas forcément risqué – après tout s’il n’y avait qu’un lieu en France où l’on pouvait miser sur la danse et la jeunesse, ce serait bien Marseille – il n’en était pas moins audacieux. Au moment de sa nomination, cela faisait quelques années que le collectif faisait parler de lui, remportant prix et autres distinctions (notamment le 2e prix du prestigieux concours Danse Élargie, en 2016), mais entre recevoir louanges et satisfecits et s’institutionnaliser, au risque de perdre sa créativité, il y a un gouffre que peu d’artistes parviennent à franchir avec aisance. Il faut dire que le collectif nous emmène loin des codes d’un ballet corseté. Adieu tutus et tiares, bonjour joggings fluorescents et coupes mulet pur jus 1980 (To Da Bone). Si en termes de mode c’est discutable, en matière d’art, c’est révolutionnaire, du fait de l’invitation qui est suggérée en creux : le ballet n’est pas un divertissement réservé à une élite, tout le monde est légitime à venir voir un spectacle de danse contemporaine. On démocratise la culture, on décloisonne les théâtres, on sort des logiques de distinctions sociales et on mise tout sur la création. Le succès, tant public que critique, est immédiat, tempéré seulement par deux années de pandémie, impitoyables du reste pour l’ensemble du spectacle vivant.

Le retour à la matérialité des corps

Mais au-delà du message de politique culturelle et des éléments de langage bien marketés, (LA)HORDE, c’est quoi ? Eh bien, c’est d’abord une esthétique des corps et une réflexion sur la communauté en tant que concept, avec un penchant très marqué pour le spectaculaire. Et parce qu’à notre époque tout va très vite, on a déjà un nom pour le mouvement artistique dans lequel s’inscrivent nos trois chorégraphes : le post-Internet. On entend par là un style qui, à partir des années 2000-2010, s’inspire des pratiques et des esthétiques que l’on retrouve sur la Toile. Le réseau inspire autant qu’il interroge, et forcément, en danse, les notions de duplication, de réseau et de communauté invitent à repenser la répétition, l’uniformité, la multitude et la différence. En 2017, c’est d’ailleurs avec des danseurs de jumpstyle autodidactes, rencontrés sur Internet et qui mettaient des vidéos de leurs performances en ligne, que le collectif crée le spectacle To Da Bone. Une volonté de mettre en avant la marge, ceux qui n’appartiennent pas à ce qu’on appelle la culture mainstream.

Rendre visible ce qui est renvoyé dans les franges de la société, d’un moteur, devient une exigence. Les créations chorégraphiques de (LA)HORDE remettent ainsi en question la binarité des genres, les stéréotypes (notamment ethniques) du ballet, tout en scénarisant des scènes de liesse populaire (la rave party de Room With a View) ou encore des scènes d’émeute, jusqu’à produire leitmotiv acrobatiques et gestes signatures rebelles, majeur en l’air pointé vers la salle. La proposition artistique qui en découle, bien qu’elle soit résolument orientée vers le xxie siècle, n’est pas sans rappeler un moment bien précis du théâtre du xxe siècle, celui, dans les années 1930, du « théâtre de la cruauté ». Le spectacle, total, bruyant, fait d’effets visuels forts, de cris, de sueur, de brutalité et de la rugosité des corps qui s’entrechoquent, est à proprement parler « spectaculaire ». Il y a là une esthétique de la violence qui va chercher l’émotion du spectateur au creux de ses entrailles, avec toutefois l’idée d’une transe collective sublime aux penchants métaphysiques. Ça a beau être daté, ça n’avait pas encore été fait de cette manière et on a l’impression de découvrir quelque chose de tout à fait neuf. Mais si avantgarde il y a chez (LA)HORDE, elle est plus dans la proposition faite aux danseurs et au public que dans la forme chorégraphique stricte.

La mise en réseau comme mode d’innovation

Le réseau, toujours le réseau… peut-être plus que des gestes, il s’agit en fait de dessiner des liens inédits. Et force est de constater que ces derniers font florès, c’est peut-être là que réside le génie véritable du collectif. Ainsi, les collaborations inattendues se multiplient : les danseurs amateurs sortis tout droit de YouTube, la pop-star Christine and the Queens (pour le spectacle Chris, en 2018), la tête d’affiche de la musique électronique française Rone (dans Room With a View) ou encore le réalisateur américain Spike Jonze (dans le clip Ghosts, tourné dans le musée des Beaux-Arts, à Marseille) rejoignent tour à tour le répertoire de (LA)HORDE et viennent grossir l’écume de sa marée humaine. Les mauvais esprits pourraient crier à la trahison : le collectif de la contre-culture serait-il devenu commercial ? Pas si sûr. En s’institutionnalisant, le trio chorégraphique, tel un cheval de Troie, se plaît à programmer dans de hauts lieux de la culture savante des chorégraphes pointues et assez largement confidentielles, comme Lasseindra Ninja, icône queer et figure incontournable du voguing français.Une chose est sûre, on a hâte de voir ce que nous réservent les futures créations de la bande : We Should Have Never Walked on the Moon, performance inédite qui se situe quelque part entre la comédie musicale hollywoodienne et l’expo d’art contemporain, ou encore Roommates, medley de pièces chorégraphiques courtes, dont Les Indomptés de Claude Brumachon, largement popularisée par Marie-Claude Pietragalla à Marseille en 1999. Tout porte à croire que les enfants terribles d’Internet sont devenus des passeurs et assument désormais, grâce au BNM, une mémoire patrimoniale vivante… sans toutefois s’être assagis !

collectiflahorde.com
ballet-de-marseille.com

DATES À VENIR DANS LA RÉGION :


Room With A View les 1er et 2 juillet 2022
Châteauvallon – Liberté scène nationale

We Should Have Never Walked on the Moon
Création 28-29 juillet 2022
Palais des Festivals, Cannes

Room With A View
(nouvelle tournée) 14-15 octobre 2022
Grand Théâtre de Provence

Childs Carvalho Lasseindra Doherty le 20 janvier 2023
La Chaudronnerie, La Ciotat

Roommates
7 avril 2023

Roommates 
11 avril 2023 au
Théâtre de l’Olivier, Istres

Room With A View – sans Rone le 24 avril 2023
Antopolis, Théâtre d’Antibes

Image mise en avant : ©Blandine Soulage