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Cezanne 2025 : « Silence les grillons, sur les branches immobiles… » 

Ils ne sont pas nombreux les peintres qui, comme Cezanne (eh oui, sans accent, c’est plus correct) ont réussi à susciter un tel engouement populaire, tout en propulsant leur art à la pointe de l’avant-garde de leur époque. Vous me citeriez Claude Monet, Picasso ou encore Andy Warhol, que je vous rétorquerais : « Machines à sous ! », là où il y a, chez Cezanne, une forme d’authenticité radicale dans la recherche picturale, une sincérité bourrue et candide, qui tient sans doute en partie à ses sujets de prédilection et à ses attaches géographiques. Un état d’esprit qui ressort explicitement des grandes installations portées par la ville d’Aix-en-Provence dans le cadre de l’année qui est dédiée au peintre de la Sainte-Victoire. 

Modernité provençale 

Le grand événement culturel Cezanne 2025 se construit dans la ville entre le musée Granet, le Jas de Bouffan, l’atelier des Lauves et les carrières de Bibémus, avec un préjugé structuraliste de bon aloi, qui pourrait sembler opportuniste. Qui l’est peut-être d’ailleurs (après tout, quand on a de la matière sous la main…), ce qui n’empêche pas la pertinence : oui, dans le cas de Cezanne, expliquer l’œuvre en la contextualisant, c’est particulièrement éclairant.  

Pour un peintre qui cherchait à « trouver des volumes », comme il l’expliquait à son ami d’enfance Émile Zola, peindre la Sainte-Victoire depuis les carrières de Bibémus (La Montagne Sainte-Victoire vue du Bibémus) a du sens : pic minéral clair sur blocs rocheux ocres, c’est presque déjà du cubisme. De la même manière, plonger au cœur de l’univers intime du peintre en découvrant la Bastide du Jas de Bouffan, où il vécut 40 ans, nous permet de mieux saisir l’esprit de ses séries de portraits et de reconnaître le panorama qui lui a offert ses premières visions du Mount Ventùri, qu’il a peint à près de 80 reprises. Les paysages provençaux, comme le musée Granet en présente pléthores, tantôt empreintes d’une coloration impressionniste, qui doit beaucoup aux travaux de Camille Pissaro, tantôt plus fauves, émanent d’un regard du quotidien, la palette de Cezanne se posant opportunément sur ce qu’il a juste sous les yeux. On comprend, par la thématique paysagère, pourquoi Cezanne demeure, dans l’inconscient collectif, un peintre par essence provençal, qui peint en compagnie des « grillons », « sous son chapeau de paille, des taches plein sa blouse, et sa barbe en bataille », pour reprendre les paroles de Michel Berger, qui sanctionne en chanson l’extrême sympathie que voue le public à celui que la critique nommera « le père de l’art moderne » ; non qu’il se reconnût forcément dans tout ce qui le suivit, simplement, dans ses années aixoises, il expérimenta tout ce que le xxe porta aux nues. Car oui, dans sa Provence natale, Cezanne ne fait pas du « terroir ». Il questionne, cherche et trouve. 

Modeste quintessence 

Un des éléments qui singularise le projet de Cezanne, c’est la sérialité imposée à des sujets classiques et modestes : paysages, comme on l’a vu, natures mortes, portraits de travailleurs, nus (les baigneurs et baigneuses) … Un mélange qui rend son œuvre résolument accessible, tout en permettant au spectateur, par un travail de comparaison, de suivre le cours de ses recherches fondamentales. Il ne s’agit pas, comme l’auraient fait des impressionnistes stricts, de peindre cinq fois le même paysage par temps pluvieux, temps brumeux, grand soleil, soleil voilé et pluie de grêlons, mais bien de changer d’angle, de changer de touche, de changer de composition, pour essayer de saisir l’essence des choses… À ce titre, c’est son travail sur les paysans du Jas de Bouffan qui est le plus parlant et on ne résiste pas à l’envie de vous raconter la brouille du peintre avec son ami de toujours, parce qu’elle est édifiante.  

Évoquant les personnages de Cezanne, Zola déclara, en fieffé naturaliste qu’il était, qu’« [ils] n’exprim[ai]ent rien ». Mais l’écrivain, qui a dit et écrit bien des choses, n’était pas à une bêtise près, et son jugement sans appel a au moins eu le mérite de susciter une réplique « brigitte-bardesque » avant l’heure et mémorable de la part du peintre : « Et mes fesses, est-ce qu’elles expriment quelque chose ? »* Quid des fesses de Cezanne ? L’exposition ne permet pas d’y répondre. En revanche, pour ce qui est des personnages, le petit format du musée d’Orsay Les Joueurs de cartes, qui est descendu à Aix pour l’occasion, nous offre un éclairage intéressant. Il existe cinq versions du tableau, et si Zola les avait toutes vues, il se serait peut-être gardé d’un jugement si péremptoire. Car force est de constater que derrière leurs visages impassibles, les joueurs de cartes expriment bien quelque chose, quelque chose qui relève de la quintessence. Pour bien le saisir, il faut remonter dans le temps. Qu’est-ce qu’un joueur de cartes ? Les Beaux-Arts se posent la question au moins depuis Bruegel l’Ancien et ce motif, bas, vulgaire tout en ayant des accointances avec la notion de hasard, de fatum (et donc de mort), est même un topos identifié de l’âge d’or de la peinture néerlandaise. Le romancier naturaliste a pu passer à côté du caractère « manifeste » de l’œuvre. Or, ce thème battu et rebattu, précisément comme des cartes, Cezanne lui donne une solennité inhabituelle et néanmoins cohérente : c’est un face à face quasi tragique et silencieux, sans fioritures, ce dont témoigne le dénuement progressif du décor entre les différentes versions. Pas de tricherie, pas de vaines paroles, pas de diversion pour le regard, c’est un moment de vérité entre deux hommes. D’ailleurs, Cezanne, on le sait par les témoignages de ses contemporains était un peu ours, franchement timide, et c’est un peu de lui qui transparaît dans ses tableaux. Aussi, n’est-ce pas parce que, toutes scènes confondues, ses personnages ne sont pas très « expressifs » (on dirait plutôt « expansifs », du reste), qu’ils n’expriment rien. Bien au contraire, ils ont l’intense pudeur du peintre et racontent une histoire, un moment critique (on voit là le lien entre Cezanne et Poussin, le grand maître de la peinture narrative) qui les comprend mais les dépasse.  

Ils représentent quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes et parfois, au-delà des questions d’innovation esthétique et technique, le grand public ne s’y est pas trompé : ce quelque chose c’est la Provence. 

Et c’est là que le parcours culturel Cezanne 2025 réussit son pari. Sans être exhaustif et malgré un centrage territorial, il présente aux spectateurs une grande variété d’œuvres et de lieux représentatifs des différentes manières, des différentes périodes artistiques de Cezanne, qui lui permettent de se faire une idée juste de l’essence de la production du maître. Courrez-y ! 

* On aurait aimé l’inventer, mais l’échange est cité dans Renoir, de Jean Renoir.

Toutes les infos sur https://cezanne2025.com