ESTHER ABRAMI, l’air du temps…
C’est dans son appartement parisien gorgé de lumière qu’Esther Abrami nous reçoit en toute simplicité. Rive gauche. Un soleil qui, en cette fin d’été, n’a rien à envier à celui du Sud, tape fort sur les toits en zinc des immeubles haussmanniens qui s’étendent à perte de vue. À côté de la fenêtre, un pupitre et, dans sa valise, on le devine, le violon de la soliste originaire du Tholonet donnent au lieu une aura intemporelle. Il faut le temps de remarquer l’ordinateur posé sur le canapé pour se rappeler qu’on est en 2025 et que l’artiste, acclamée jusque dans les travées du Royal Albert Hall, esnée au tournant du millénaire, cumule des millions d’abonnés sur les réseaux sociaux et a sorti, en avril, son deuxième album. Loin du conservatisme du milieu, la plus pop des violonistes classiques nous subjugue par la sincérité et l’exigence artistique de sa démarche…
ToutMa : Vous avez commencé vos études au Conservatoire d’Aix-en-Provence avant de les poursuivre en Angleterre. Qu’est-ce que cela a changé à votre pratique ?
Esther Abrami : Ça m’a forcée à être très cadrée au niveau du travail, notamment parce qu’il y avait un niveau international très élevé. Il y a une autodiscipline qu’on doit prendre, sinon c’est même pas la peine. Je commençais la pratique trois heures avant les cours, pour jouer au total huit heures par jour. J’ai travaillé énormément. Mes parents ayant tout sacrifié pour me payer ces études, je ne pouvais pas les décevoir, même s’ils ne m’ont jamais mis la pression.
TM : Vous vous êtes également fait connaître par les réseaux sociaux avec des contenus divertissants et pédagogiques, à mille lieues de l’austérité que l’on prête souvent à la musique classique, c’était important pour vous de sortir du cadre institutionnel ?
EA : Oui, je voulais montrer un côté plus humain, qui donne envie, qui soit vivant, jeune… qui me représente, en fait ! On a trop tendance dans la musique classique à vivre à travers les compositeurs et souvent on connaît peu les personnalités des musiciens. Je pense qu’aujourd’hui les gens ont besoin de savoir qui ils viennent voir en concert. Si le public se sent proche des interprètes, il a plus de facilité à se laisser toucher par la musique.
TM : Vous dites que vous ne cherchez pas tant à rendre la musique classique « accessible » qu’à la rendre « cool »…
EA : C’est vrai que c’est un mot qu’on entend souvent et c’est bien beau de dire qu’on veut rendre la musique classique « accessible », mais une fois qu’on a dit ça, qu’est-ce qu’on fait vraiment ? Alors, l’éducation musicale est extrêmement importante. D’ailleurs, je suis en train de mettre en place un système de bourses avec le Conservatoire d’Aix-en-Provence, pour que ce soit « accessible » financièrement à tous. Ça, ok. Mais après, je crois qu’il est fondamental que les jeunes aient envie de se lancer là-dedans. Parce que s’ils trouvent que c’est has been, ils n’iront pas. Et j’essaie de montrer que si on a la technique, et c’est la base, on peut faire ce qu’on veut, on peut jouer Flowers de Miley Cyrus aussi bien que du Mozart. J’aimerais que les gens prennent des billets pour des concerts de musique classique comme ils le feraient pour un concert de pop. On part des followers, qui, s’ils sont convaincus, vont écouter du classique en streaming, et si on fait la conversion jusqu’au bout, ils viennent aux concerts. C’est ça, le but, même si ça ne plaît pas au milieu, qui est souvent conservateur…


TM : Dans votre nouvel album Women, vous avez pris le parti de ne jouer que des compositions de femmes, contemporaines méconnues, ou artistes oubliées par l’histoire. Quelle émotion particulière cela provoque-t-il chez vous ?
EA : On se sent utile. Au-delà de la question du féminisme, on a le sentiment de rétablir la vérité, tout simplement. Sans compter qu’on est plus libre dans l’interprétation. Avec les grands classiques, j’ai souvent ressenti une pression. On se demande toujours ce que notre interprétation apporte, ce qu’elle a de différent de telle ou telle autre. On en oublie le plaisir de jouer. Quand personne ne connaît la musique, c’est plus créatif. Et même, historiquement, c’est passionnant.
TM : Votre album s’ouvre sur la « Marche des femmes », à laquelle vous avez intégré le sample d’un discours d’Emmeline Pankhurst, activiste britannique en faveur des droits des femmes. C’était important pour vous d’affirmer d’emblée la dimension politique de votre démarche ?
EA : J’avais envie de faire quelque chose de fort pour l’introduction de cet album. J’ai pris un risque parce que ça ne se fait pas trop dans la musique classique. Mais Emmeline Pankhurst et Ethel Smyth, dont j’ai adapté la partition, étaient toutes les deux des suffragettes et dans l’idée je trouvais ça formidable de les réunir. Après… j’ai galéré à retrouver le discours original (rires) ! Mais il est très fort et toujours d’actualité, quand elle dit qu’il faut faire un maximum de bruit pour être entendue, c’est très vrai…
TM : Vous jouez notamment la pièce Apple Tree de Rachel Portman. J’ai lu que ce morceau vous évoquait votre enfance dans le Sud.
EA : C’est vrai, je passais beaucoup de temps dehors dans le Sud. J’aime les villes, mais je suis quand même très nature, j’ai besoin de passer du temps à la campagne. Ce morceau m’a rappelé la cabane que j’avais faite avec mon père au Tholonet. Je retourne tous les étés en Provence, où mes parents habitent toujours.
TM : Votre création Transmission rend hommage à votre grand-mère violoniste qui, comme bien des femmes, a mis un terme à sa carrière en se mariant. Mais au- delà de la transmission, le développement mélodique tend à se complexifier à mesure que le morceau se déroule, métaphore de l’apprentissage de l’instrument. Alors, transmission ou progression ? C’est une façon de dire qu’on arrête de s’effacer ?
EA : C’est tout à fait ça. C’est même globalement le thème de l’album. Et c’est le sens de la cover. J’ai été beaucoup critiquée là-dessus, mais c’était aussi pour dire : « Voilà, on arrête de s’effacer, on est libre d’être qui on veut, de faire ce qu’on veut. » Je ne veux plus avoir peur du jugement, devoir m’excuser d’être là. D’où cette tonalité très solaire à la fin du morceau, très puissante, avec tout l’orchestre qui reprend la mélodie du début. Pour montrer que ce qui est resté, et qui est la base de tout, c’est cet amour pour la musique. C’est ce qui m’a permis d’être moi-même, ce qui m’a donné le courage de continuer, de m’imposer malgré les critiques. Je n’avais pas de plan B. J’aurais littéralement eu l’impression de mourir si je n’avais pas pu faire ça. Sans exagérer, si je n’avais pas réussi à devenir musicienne, je pense que je ne pourrais plus écouter de musique classique.
TM : Ah, oui…
EA : Je pense que ça serait allé jusque-là, au niveau de ce que ça aurait brisé en moi…
TM : C’est arrivé à quel âge, ces critiques, notamment sexistes ?
EA : Je devais avoir 15 ans, et ce n’est pas évident à encaisser, c’était encore pire quand j’ai commencé les réseaux sociaux… C’est un milieu qui n’est pas facile. J’ai fait un concert récemment avec le Conservatoire d’Aix-en-Provence – d’ailleurs c’était que des filles – et c’est vrai que je leur ai dit un petit mot à ce sujet, je sais à quel point ça peut être dur, mais il faut s’accrocher.
TM : Quels sont vos projets à venir ?
EA : Alors, il y a cette bourse, l’Olympia fin novembre, qui est un défi pour une musicienne classique, ensuite je sors un nouvel EP sur le thème de l’hiver avec deux nouvelles compositions ! J’y ai pris goût (rires). Pour l’avenir, j’aimerais faire de plus en plus de composition.
TM : Enfin, dernière question : où trouvez-vous tous ces chatons ?
EA : (rires) Pendant le Covid, je suis revenue dans le Sud, chez mes parents, et j’ai découvert une super association, Féli-Cité, qui récupère des chats abandonnés. Moi, j’étais famille d’accueil, je les familiarisais à l’être humain… et à la musique classique ! D’ailleurs, j’ai encore des nouvelles des gens qui les ont adoptés. Souvent, ils m’envoient des vidéos des chats en train d’écouter de la musique classique !

ESTHER ABRAMI – WOMEN
Sony Classical
Instagram : @estherabrami
estherabrami.com
© Photos : Stéphanie Volpato