REGARDS D’UN COLLECTIONNEUR CHEFS-D’ŒUVRE DE LA COLLECTION GHEZ
Jusqu’au 22 mars, le Caumont-Centre d’art réunira une soixantaine de pièces de la Collection Ghez à faire pâlir d’envie le musée d’Orsay et même le musée d’Art moderne de Paris.
Pendant que Monet comptait les coquelicots en bords de Seine, sacrifiant entre Giverny et Bonnières aux tropismes les plus éculés de l’impressionnisme de carte postale, toute une jeune garde de peintres, qu’on qualifierait aujourd’hui de néo-impressionnistes, de nabis ou encore de pointillistes, inventaient modestement la modernité, dans une indifférence indigne qui devait durer un moment, éclipsés qu’ils auront été par l’apologiste sénescent des nénuphars potagers… et les guerres de la première moitié du xxe. Une aubaine pour le collectionneur visionnaire Oscar Ghez, qui a pu ainsi acquérir (et défendre) des chefs-d’œuvre boudés par l’establishment, rappelant l’importance primordiale des collectionneurs dans l’histoire de l’art.
And the Oscar goes to…
Avant d’en venir aux œuvres exposées, on ne résiste pas à l’envie de vous présenter Oscar Ghez, qui mériterait bien un biopic hollywoodien, non seulement parce que le caractère romanesque de sa vie vaut le détour, mais aussi parce que la cohérence de sa collection n’apparaît pleinement qu’à la lumière de ses goûts, de ses inclinations personnelles, de son sens de la justice et de son inextinguible soif de découvertes. Né en Tunisie en 1905 dans une famille d’industriels et de médecins, son histoire n’est pas sans rappeler les récits légendaires du Juif errant, inaccessible à la mort mais pas aux drames, et qui traverse le monde de part en part, poussé par une irrésistible force régénératrice. Il a 15 ans quand sa famille s’installe à Marseille, qu’il quitte durant les Années folles pour rejoindre son frère chimiste en Italie, et ouvrir une usine de caoutchouc. Pour parler par litote, la situation de cette famille d’origine juive n’étant pas très favorable dans l’Italie mussolinienne, Oscar Ghez quitte la Botte en 1938 et l’Europe en 1940. Il s’installe alors aux États-Unis le temps de la guerre avant de revenir en France en 1945 et de commencer sa collection de peintures, à laquelle il se consacre entièrement à partir des années 1960, notamment en exhumant les œuvres de nombreux artistes de l’École de Paris ayant péri pendant la Shoah…


© Photo 1 : Pierre Auguste RENOIR, Portrait de la poétesse Alice Vallières-Merzbach / 2 : Marie BRACQUEMOND, Sur la terrasse à Sèvres
Le justicier visionnaire
À vrai dire, s’il devait n’y avoir qu’un seul fil rouge pour tisser des liens entre toutes les œuvres de la collection Ghez, ce serait sans doute celui de la réparation. On pourrait certes arguer que la toile d’un peintre mal coté est de fait plus accessible et plus susceptible de générer un « bon coup » en matière de spéculation (ce que vous pouvez être cyniques !), mais la constance qu’avait Ghez à s’intéresser aux pépites négligées pour de mauvaises raisons (parce que peintes par des femmes, par exemple), nous invite à penser qu’il s’intéressait surtout à la créativité, au contrepoint et à la nécessité de porter sur les œuvres un regard juste, avec un goût certain pour l’avant-garde. Ce qui n’empêche pas, du reste, quelques sacrés « coups » de maître en termes d’acquisitions.
Parce que Oscar Ghez a souvent eu raison avant le reste de la critique, sa collection compte aujourd’hui d’inestimables chefs-d’œuvre, à commencer par Le Pont de l’Europe de Gustave Caillebotte, Perspective ou Les Deux Amies de Tamara de Lempicka ou encore L’Aubade de Picasso. Aux côtés de ces pièces majeures, on compte aussi quelques petits Manet et des Renoir (des portraits) et de belles pièces de Maximilien Luce (dont L’Aciérie, notamment, rappelle le travail de Monet sur les ouvriers du Havre, avant qu’il ne devienne consensuel et barbant), d’Henri-Edmond Cross, de Suzanne Valadon ou encore de Marevna. La Mort et la Femme, de cette dernière, que l’on peut admirer à l’Hôtel de Caumont, est d’ailleurs un parfait exemple de la brutalité sans concession dont étaient capables les artistes de Montparnasse dans leurs expérimentations cubistes. Tout au long du parcours muséal, on est frappé par la cohérence de la collection, qui couvre pourtant des esthétiques d’une variété impressionnante, sur une période comprenant deux siècles passés de l’ébahissement paysager aux touches lumineuses révolutionnaires à l’éclatement cubiste le plus radical. Comme son créateur, la Collection Ghez est une grande voyageuse, son passage à Aix-en-Provence est donc un rendez-vous strictement immanquable.

© Photo : Pablo PICASSO, L’aubade © Succession Picasso 2025
Caumont-Centre d’art Aix-en-Provence
Jusqu’au 22 mars 2026
www.caumont-centredart.com
Photo en Une : Gustave CAILLEBOTTE, Le pont de l’Europe
Pour l’ensemble des photos : © Association des Amis du Petit Palais, Genève / Photo : Studio Monique Bernaz, Genève