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LES HALLES AUX POISSONS, LIEUX EMBLÉMATIQUES DU TRAVAIL DES FEMMES

 Si de nos jours, à Marseille, les poissons et les coquillages s’achètent dans des petits commerces, sur les marchés, dans les grandes surfaces ou encore sur le Vieux-Port, il fut un temps, pas si lointain, où la ville disposait de halles dédiées à la vente des produits de la mer. C’est l’histoire de deux d’entre elles, la halle Puget et la halle Delacroix, que nous vous proposons de retracer dans cet article, avec un focus sur l’histoire de celles dont les cris étaient légendaires et qui étaient quasiment les seules à y travailler : les poissonnières !

 Au début du xviie siècle, Marseille dispose d’une halle aux poissons, installée dans la partie haute de la rue Bonneterie, où les habitants viennent s’approvisionner. Grands consommateurs de produits de la mer, ils sont notamment très friands de coquillages peu onéreux et trouvent à la halle un large choix de produits. 

À partir de 1660, en raison de l’agrandissement de la ville, impulsé par Louis XIV, et de l’accroissement de population qui s’ensuit, cette halle peine à accueillir l’ensemble des commerçants et des clients. De fait, la municipalité décide d’en faire bâtir une nouvelle vers 1672, à la jonction entre la vieille ville et le quartier nouvellement créé à l’est. Aujourd’hui située au coeur du quartier Colbert, face à la faculté d’économie et de gestion, qui était alors un hôpital pour les incurables, cette halle est nommée la « Poissonnerie neuve », en opposition à la halle historique qui prend le nom de « Poissonnerie vieille ». La nouvelle halle est vraisemblablement construite par un homonyme du célèbre architecte Pierre Puget. Elle se présente comme un bâtiment rectangulaire de style classique, dont l’architecture fait penser à un temple antique : vingt colonnes soutiennent un toit de tuiles. 

La halle reste en activité jusqu’en 1887. Après sa fermeture, elle est complètement transformée pour accueillir une église. Ce changement d’affectation est lié à la requalification du quartier où elle se situe (complètement repensé en raison du percement de 

 la rue Colbert, sise en contrebas de la halle). L’église Saint-Martin qui s’y trouvait, et qui était alors l’une des plus grandes de Marseille, est par exemple détruite car elle se trouvait sur le tracé de la rue. Les fidèles qui avaient l’habitude de la fréquenter se retrouvent alors sans lieu de culte. Pour régler ce problème, le diocèse obtient de la municipalité qu’elle lui laisse transformer la halle en église. Un choeur et une nef sont ainsi aménagés à l’intérieur, en lieu et place des anciens étals. 

L’église fonctionne jusqu’au début du xxe siècle. Abandonnée un temps, elle est finalement récupérée par la ville qui, après un nouveau réaménagement, la transforme en commissariat de police. Après d’importants travaux, le commissariat ouvre ses portes en 1925. Il reste actif pendant près de soixante ans. À sa fermeture, dans le cadre de la requalification du quartier opérée depuis les années 1970, la mairie entreprend, en 1987, de redonner à la halle son aspect originel, soit celui que nous lui connaissons aujourd’hui. C’est à cette occasion qu’elle prend le nom de « halle Puget » en hommage à son bâtisseur. 

Mis à part les deux poissonneries susdites, toujours afin de répondre à la demande d’une population grandissante, une troisième halle est ouverte au début du xixe siècle, exactement entre la rue Vacon et l’actuelle rue Rouvière. Achevée en 1804, elle prend le nom de « halle Delacroix », en hommage à celui qui a été préfet de Marseille entre 1800 et 1803, Charles Delacroix, père du célèbre peintre Eugène Delacroix. Pour des raisons politiques, elle change de nom sous la Restauration (1815-1830) : Charles Delacroix, député à la Convention en 1793, ayant voté la mort de Louis XVI, le gouvernement de Louis XVIII débaptise tous les lieux portant son nom. La halle prend alors le nom de « halle Neuve » qu’elle gardera jusqu’à la fin du règne de Charles X, avant de reprendre son nom originel. 

À l’origine, la halle Delacroix est, comme la halle Puget, pourvue de colonnes massives et largement ouverte sur l’extérieur. Elle conserve cet aspect jusqu’en 1937, année où elle est démolie pour laisser la place à un nouveau bâtiment en béton, disposant de quelques ouvertures, surmonté d’une haute verrière et ceinturé à l’extérieur par des bancs inclinés carrelés, où se succèdent les étals. 

Après le changement d’affection de la halle Puget que nous avons évoqué plus haut, et la destruction de la Poissonnerie vieille en 1936, la halle Delacroix devient la seule halle aux poissons de la ville. Très fréquentée, mais vétuste, elle est fermée par la municipalité à la fin des années 1970 et détruite en 1981. L’espace qu’elle occupait est depuis vide. Seuls le nom de la rue où elle se situait et la mémoire des Marseillais témoignent encore de son existence. 

Au-delà de leur architecture et de leurs noms, les halles de Marseille ont une autre particularité : elles ont longtemps constitué un véritable écosystème féminin. Jusqu’en 1855, selon la loi, seules des femmes sont en effet autorisées à vendre du poisson à Marseille et donc à travailler dans les halles. « Les dames poissonnières de la halle », comme elles se nomment officiellement au début du xxe siècle, s’approvisionnent chaque jour en produits frais, soit auprès de revendeuses connues sous le nom de « cacanes », soit auprès des pêcheurs (souvent leurs maris) qui leur apportent la pêche du jour à la halle ou la leur vendent directement sur le port. 

Les Marseillaises qui travaillent dans les halles sont issues des couches les moins favorisées de la population. Ces femmes ont toujours travaillé, quelle que soit l’époque, afin de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles. Nous sommes donc loin du mythe selon lequel au cours des siècles précédents, les femmes ne travaillaient pas et restaient au foyer pour s’occuper des enfants, un mythe qui correspond davantage à une conception bourgeoise et aristocratique de la place des femmes dans la société. 

Si les femmes sont les seules à vendre du poisson dans les halles de Marseille, c’est parce que les hommes les ont laissées s’occuper de la vente de cette denrée pendant des siècles et que la coutume a fini par faire loi. Il faut en effet rappeler que pendant longtemps, les femmes actives ont occupé les emplois que les hommes voulaient bien leur laisser, tels que vendeuses dans les commerces de bouche, porteuses de paquets, ouvrières dans les manufactures… Leurs tâches étaient souvent faiblement rémunérées, non pas en raison de leur faible pénibilité, mais simplement parce qu’elles étaient réalisées par des femmes. Il découlait de cette différence de salaire une interdiction de pratiquer certaines professions : sous l’Ancien Régime, certaines corporations refusaient en effet d’autoriser les femmes à intégrer leur corps car elles avaient peur qu’elles ne cassent le prix de la main-d’oeuvre. De fait, les dames de la halle ont réussi un triple tour de force : interdire leur fonction aux hommes, avoir le monopole de la vente de poisson et, au-delà, réguler le marché de cette denrée dans la ville. C’est en effet elles qui, en fonction des ventes qu’elles faisaient, fixaient le prix des poissons ; les pêcheurs ayant l’interdiction de vendre directement le produit de leur pêche. 

Par tradition, longtemps après l’abrogation de la loi de 1855, les femmes ont continué à être majoritaires dans les halles. Certains Marseillais se rappellent encore leurs cris pour attirer les clients et leurs disputes, hautes en couleur, avec ceux qui doutaient de la fraîcheur de leur marchandise. 

Finalement, outre la fermeture d’édifices emblématiques de l’économie de la ville, c’est tout un monde qui a disparu avec la destruction des halles aux poissons. Certains le regretteront, d’autres pas, l’historienne conclura simplement en vous disant qu’ainsi allait la politique de la ville à Marseille au xxe siècle… 

Texte_  Judith AZIZA