
KAMEL KHÉLIF, l’âme vagabonde
Peut-être plus connu à l’international que chez nous, car nul n’est prophète en son pays, Kamel Khélif est un artiste protéiforme, qui promène placidement sa mélancolie sur le paysage artistique français depuis plus de trente ans. Auteur et peintre confidentiel, dont on ne compte plus cependant les succès d’estime (en témoigne son passage par la Tate Modern de Londres en 2014, sur une invitation de Jim Goldberg), il publie pour la rentrée littéraire deux récits graphiques percutants de poésie. Deux joyaux clairs obscurs qui nous invitent à la rencontre d’une sensibilité singulière.
L’enfant de Marseille
Ce qui le frappe de prime abord, lorsque venu d’Alger il débarque dans le port de la Joliette en décembre 1964, sous un ciel d’hiver plombé, gris, peuplé de flèches de grues et de hangars hors d’âge, c’est qu’il entre dans « une ville de ferrailleurs ». Une atmosphère qui lui parle et qui fait écho au spleen qui sera le fil rouge de son œuvre. Mais à l’époque, il ne se voit pas forcément artiste. Ce n’est pas une carrière que l’on s’autorise à rêver quand on grandit dans une cité de transit des quartiers nord, à Bassens. Pourtant, il a bien remarqué que ses dessins interpellaient les adultes, et surtout, à 8 ans, lorsque l’institutrice apprend à sa classe à estomper un dessin avec du buvard, alors qu’il en a déjà eu l’instinct des mois plus tôt « et avec le doigt en plus, sans passer par un médium », il sent bien que quelque chose en lui l’attire vers la feuille blanche. À 19 ans, en tombant par hasard sur un livre de Van Gogh dans les rayons de la bibliothèque municipale, sa vie bascule : tout ce dont il ne peut pas parler avec ses amis de la cité se trouve là. Le livre lui offre un miroir inespéré et dès lors, l’envie de peindre devient plus forte que tout le reste. Mais Kamel ne fuit pas la cité phocéenne pour autant et aujourd’hui encore il vous dira avec force qu’il ne se « verrai[t] pas vivre ailleurs qu’à Marseille », lui qui aime se promener seul sur les quais, quand les travailleurs regagnent leur foyer et que les bruits de la vie domestique sourdent à peine à travers les murs. « La solitude est un lieu magnifique quand elle n’est pas forcée », nous confie-t-il.



Écriture intime
Pour autant, l’expression de cette solitude est toujours une invitation à le rejoindre, autant qu’à se rejoindre soi-même. Pour résumer sa pratique créative, il aime citer l’immense poète portugais Fernando Pessoa : « Lorsque j’écris, je me rends visite solennellement ». Ses œuvres invoquent les fantômes de son passé ; ses personnages, toujours mélancoliques, souvent baudelairiens, tourmentés par des absences, arpentent des rues aux contours flous (Dans le cœur des autres) ou se racontent dans des camps de réfugiés (Monozande), à la recherche d’une lueur d’espoir qui toujours vacille sans jamais s’éteindre. Son dessin comme son art du récit relèvent d’une forme d’expressionnisme. L’obscurité a beau contraster avec la lumière, l’une se fond toujours subtilement dans l’autre. Aussi, comme il nous l’explique, contrairement à la toile, la feuille suppose l’intimité. Si l’une commande au spectateur de s’éloigner, l’autre lui murmure de se rapprocher : « Le dessin, c’est le chuchotement. » Kamel utilise plusieurs techniques. Il dessine au fusain, à l’huile, il gratte son papier au scalpel, ne s’interdisant jamais d’expérimenter. Il aime particulièrement verser de l’huile sur du couché mat et laisser le liant se fondre un passage entre les fibres du papier, dessinant au hasard des formes qu’il retravaille comme les taches d’un test de Rorschach, pour faire affleurer sur la feuille les arcanes les plus inaccessibles de son âme vagabonde. Mais cette intimité qu’il nous offre avec pudeur tend à l’universel. Si sa poésie est hermétique, c’est pour que le lecteur participe à l’élaboration du sens, raison pour laquelle Kamel gomme scrupuleusement tout indice auto-biographique ou tout marqueur historique. Le temps, l’époque du récit, est une chimère capricieuse, jamais fixe, il s’en trouve transcendé. « Image » et « magie » sont après tout des anagrammes, comme il nous le fait espièglement remarquer…
Lorsqu’il a rejoint le catalogue des éditions du Tripode au printemps dernier, en illustrant Le Temps des crocodiles de Mathieu Belezi (voir ToutMa n°74), Kamel Khélif s’en est vite rendu compte : il avait changé de dimension. En associant son travail à une maison exigeante, ce poète qui murmure devant son miroir un crayon à la main s’offre une exposition comme il n’en a jamais connu. Les festivals et les rencontres en librairie se suivent à un rythme soutenu. Et il va bien devoir s’y faire : si la solitude a ses charmes, la compagnie a aussi les siens !


MONOZANDE
48 pages, 13,90 €, Le Tripode
DANS LE CŒUR DES AUTRES
178 pages, 33 €, Le Tripode
Photo en Une : © Yohanne Lamoulère