Bruno CATALANO, l’heureuse fracture
Marseille, New-York, Gênes… Les voyageurs de Bruno Catalano se sont répandus dans les gares et les ports du monde entier, comme autant de visions fragmentées de destinées faites d’espoirs et de déchirures. Une vision universaliste des mobilités humaines qui nous ferait presque oublier le lien privilégié que le sculpteur entretient avec Marseille, ville de tous les possibles, creuset primordial de son immense talent créatif.
ToutMa : Vous êtes arrivé à Marseille à l’âge de 10 ans, quelle a été votre première impression de la ville ?
Bruno Catalano : Je connaissais la ville avant d’y débarquer. J’avais une tante qui avait une pâtisserie boulevard Chave. Alors je connaissais le 5e arrondissement, le camping, Bonneveine… Ça me plaisait. Quand j’ai su que mes parents devaient quitter le Maroc j’ai tout de suite pensé à Marseille. D’ailleurs, jusqu’à l’âge de 20 ans j’ai assimilé la France à Marseille. Pour moi c’était la mixité, la liberté… Adolescent, dans les années 1970, j’ai compris que c’était une ville culturelle très vivante, tous les jeunes aimaient la musique, tout le monde était très ancré là-dedans. Bon, après, Marseille vous fait faire aussi des conneries (rires). En fait c’est une ville qui vous donne l’autorisation de tout faire. Par exemple j’ai créé ma petite fonderie dans le 1er. Personne n’est venu taper à la fenêtre me dire : « Oh mais qu’est-ce que tu fais ? » Au contraire, mes voisins m’ont aidé.
TM : Vous avez exercé plusieurs métiers de marins avant d’en venir à l’art, comment vous êtes-vous lancé dans la sculpture ?
BC : J’ai été à la compagnie Paquet, à la SNCM, j’ai voyagé… Un Marseillais, il est forcément un peu marin, comme un Corse ou un Breton ! C’est la ville qui crée ce sentiment de liberté. On a le cri de Marseille et on y va. Mais c’est en faisant des conneries que j’en suis venu à l’art. À un moment donné, on est au pied du mur, on veut vivre et on se demande quoi faire de sa vie. J’étais déjà manuel, j’avais envie de créer de mes mains. À 30 ans j’ai mis les mains dans l’argile. Et j’ai écrit une nouvelle page de ma vie. J’avais l’ambition de faire du figuratif et j’ai suivi pendant un an les cours de Françoise Hamel, dans un atelier de la rue Breteuil. Ensuite j’ai travaillé seul.
TM : Il paraît que c’est un heureux accident qui vous a donné l’idée de creuser le corps de vos personnages…
BC : Je suis allé à l’école de celui qui n’a pas de maître, fait toutes les erreurs et en tire les conclusions. Quand je cuisais mes terres, elles explosaient. Ça a commencé comme ça, je me disais : « Merde, j’ai pas de chance ! » Mais j’étais tellement tenace que parfois je recollais les morceaux. Et je ne voulais pas être un dilettante, un amateur, je voulais avoir le regard des gens sur mon travail. Je voyais bien que ces terres fragmentées, cassées ça leur plaisait. Et quand j’ai fait du bronze, ça a recommencé ! Et ça a plu. De catastrophe en catastrophe, j’ai « pondu » Le Voyageur. Mais ça correspond à ma vie, je marche à l’instinct et au travail. Dans ce personnage, que j’aurais pu jeter à la poubelle, j’ai vu la ténacité, l’envie de continuer et ça a pris une résonnance encore plus grande avec les problématiques d’exil, de migration…
TM : Bleu de Chine est installé Quai de la Joliette et pas au Vieux-Port, pourquoi ?
BC : Ça ne pouvait être qu’à la Joliette. Cette représentation, c’est vraiment l’exil, une trajectoire humaine. C’est tous ces gens qui sont venus à Marseille une valise à la main avec une déchirure. Moi, quand je suis arrivé, j’étais content, mais mes parents pas du tout, ils affrontaient un pays qu’ils connaissaient à peine, dont ils n’avaient pas les codes. Moi j’étais observateur, je le suis toujours, un peu « citoyen du monde » : il n’est pas possible d’enfermer les gens chez eux. On n’empêche pas les humains de voyager et d’échanger entre eux.
TM : Vos travaux ont un succès fou dans le monde entier, vous l’aviez vu venir ?
BC : Un petit Marseillais dans son coin, dans le 1er arrondissement qui fait mouche… Bien sûr, au départ ça m’a surpris, mais après j’ai compris. Je ne peux pas jouer les étonnés, je vois bien pourquoi ça parle aux gens. Une fois, j’étais devant ma sculpture à la Joliette, un maghrébin passe, la statue l’interpelle, il lit la plaque sur le socle* et il me dit : « Ce mec, c’est un mec bien » et il s’en va. J’avais la larme à l’œil…